Alain Durand
PICASSO - Quel est le facteur déclenchant de la création de GUERNICA ?
Dernière mise à jour : 11 oct. 2018

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Image de couverture : Guernica. Source: Commons wikipédia - By Laura Estefania Lopez - Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=64478871
En Juin 1937, Picasso livre au Pavillon espagnol de l’Exposition Internationale de Paris une vaste composition murale appelée Guernica. Ce tableau vous envoie un uppercut. Résultat : il est aujourd’hui le plus visité au monde avec celui de la Joconde. Tout le monde le connait.
Mon propos n’est donc pas d’être redondant par une énième analyse mais plutôt de mettre l’accent sur le fait majeur qui a servi de détonateur à la création de cette fresque. Et ce n’ai pas celui auquel on pense de prime abord.
Le tableau est réalisé en un mois. Vous avez vu la composition ? Ses dimensions ? Bluffant !
Le contexte.
Pourtant, les deux années qui précédent cette création sont difficiles pour Picasso. Comme le souligne Jean-louis Ferrier dans son livre De Picasso à Guernica, généalogie d’un tableau, Picasso est en jachère : peu de productions (1). Sur un plan Personnel, il est instable : « Picasso s’est mis dans de beaux draps, mais peut-être trop nombreux (2). » Parallèlement, La guerre civile espagnole éclate en juillet 36. Malgré les exactions, les destructions multiples et l’appel au secours de la République espagnole, Picasso ne bronche pas (3). Cynisme ?

L’énergie du geste. Le crissement du graphite sur le papier. Le souffle rageur du peintre au milieu de ses croquis posés à même le sol. La Peinture « A Capella ».
En pleine guerre civile contre le futur dictateur Franco, la République espagnole demande à Picasso en janvier 1937 de créer une vaste composition murale pour son pavillon à l’Exposition Internationale de Paris qui aura lieu de mai à novembre de la même année. Picasso est très incertain de ce qu’il souhaite peindre. Les premiers croquis dépeignent un artiste dans son studio, faisant face à un modèle nu, incliné sur un sofa. Composition somme toute banale.
Puis survient la tragédie de Guernica. Le 26 avril 1937. Franco ordonne à la Légion nazie « Condor », envoyée par l’Allemagne, de lâcher des bombes sur la population civile du petit village Basque de Guernica, principalement des femmes et des enfants. Hitler teste ses avions et autres nouvelles bombes incendiaires. Un carnage. Après avoir vu trois photos de ce massacre dans le journal Ce Soir, Picasso commence les premières esquisses pour son tableau : une soixantaine de croquis. Le célèbre tableau nait.
Petite analyse : quel est le facteur X ?
Dans les lignes ci-dessus, je mets en perspective l’état psychologique et personnel de Picasso avec la succession d’événements historiques qui aboutissent au massacre de Guernica puis à la création du tableau. Tout semble s’emboîter parfaitement. De véritables poupées gigognes. C’est globalement la synthèse, évidemment succincte, que l’on retrouve dans les différents ouvrages que j’ai pu compulser. Tous, sauf deux : Picasso : le regard du Minotaure, 1881-1937 (Sophie Chauveau) et plus explicite encore, Eluard et ses amis peintres (Centre Georges Pompidou).
A la période qui nous intéresse, nous savons que Picasso affiche un cynisme absolu vis-à-vis de ses compatriotes espagnols, sa propre famille. Il est dans « sa bulle » : égoïste, coléreux, injuste. Bref, détestable. Le personnage est coriace. Avec cet état d’esprit, le carnage de Guernica aurait-il déclenché la réalisation du tableau ? Peu probable.
C’est un poème, et oui, un simple poème de Paul Eluard, publié le 17 novembre 36 dans l’Humanité, qui bouleverse Picasso. Comme l’exprime si bien Sophie Chauveau : « La poésie d’Eluard touche Picasso à l’endroit où ils sont frères. Dans une langue immédiate, sensible et sensuelle ». Donner du sens par le pouvoir des mots.
Novembre 1936
Regardez travailler les bâtisseurs des ruines
Ils sont riches patients ordonnés noirs et bêtes
Mais ils font de leur mieux pour être seuls sur terre
Ils sont au bord de l’homme et le comblent d’ordures
Ils plient au ras du sol des palais sans cervelle
On s’habitue à tout
Sauf à ces oiseaux de plomb
Sauf à leur haine de ce qui brille
Sauf à leur céder la place…
C’est le réveil rageur. Dès les premiers jours de janvier 1937, Picasso écrit son poème « Sueno y mentira de Franco » (Rêve et mensonge de Franco) qu’il accompagne d’une bande dessinée dont il réalise en quelques jours les 14 premières scènes.
C’est le tournant qui conduira Picasso à Guernica. Lui qui signe et date avec un soin méticuleux tout ce qu’il produit, y compris la moindre de ses esquisses, refusera toujours de la signer : « allégorie réelle de la guerre, elle doit témoigner pour toutes ».

L’héritage de Guernica
Dans les années qui suivirent, Picasso comprit le potentiel de Guernica. Dès 1939, par la résonance internationale qu’avait l’œuvre, il fût surveillé de très près par les Nazis. Petite anecdote croustillante lors d’une visite à son atelier parisien de l’ambassadeur nazi Otto Abetz accompagné d’officiers allemands. Ils s’attardent sur une photo du tableau puis l’ambassadeur s’adresse à Picasso :
« C’est vous qui avez fait ça ? »
« Non, c’est vous ! »
Pas mal, non ?
A la victoire de Franco en 1939, le tableau est transféré à New-York. Après maintes polémiques, il intègre le Prado 41 ans plus tard, bien après la mort de Picasso. Mais ceci est une autre histoire…
« Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi » Pablo Picasso – 1945
Pour en savoir plus …
Picasso : le regard du Minotaure, 1881 – 1937 (Sophie Chauveau)
De Picasso à Guernica, généalogie d’un tableau (Jean-Louis Ferrier)
Guernica, histoire secrète d’un tableau (Germain Latour)
Paul Eluard et ses amis peintres (Centre Georges Pompidou)
(1) « les deux années qui venaient de s’écouler avaient été, pour Picasso, particulièrement difficiles, comme si, parvenu au sommet de la notoriété, il s’était trouvé soudain dans l’impasse. Le catalogue de ses œuvres ne dénombre que 80 peintures et dessins pour 1935 et 40 pour 1936, chiffres très inférieurs à sa moyenne de production annuelle. Il y avait même eu, pendant ces deux années, une longue période où il s’était arrêter de peindre, circonstance tout à fait exceptionnelle quand on sait que la peinture n’avait cessé de le dévorer depuis l’enfance ».
(2) 1935: Séparation avec sa femme Olga. Un fils : Paulo. Pas de divorce, … trop coûteux : avoirs bancaires, multiples toiles réalisées qu’il aurait fallu partager. La même année, Marie-Thérèse Walter, 25 ans, donne naissance à leur fille Maya. Ils se côtoient depuis 8 ans.
1936 : Fait la connaissance de Dora Maar, photographe très liée aux milieux Surréalistes. Il éloigne Marie-Thérèse et Maya à la campagne. Picasso y viendra chaque fin de semaine « comme un bon père de famille » après une semaine de travail à Paris.
(3) Installé définitivement à Paris dans son atelier parisien depuis 1904, il se rend brièvement en Espagne au mois de janvier 1936 pour une exposition qui lui est consacrée. Il reprend contact avec sa patrie.
Le mois suivant, les élections législatives en Espagne donnent la victoire au Front Populaire. Pablo Picasso connait un vrai succès d’estime. Hommage de jeunes poètes dont Federico Garcia Lorca (œuvres interdites jusqu’en 1953 en Espagne, tout de même !), également peintre, pianiste et compositeur.
Soulèvement militaire en juillet 36.
Picasso est à Viznar, localité proche de Grenade, le 16 août 1936. Federico Garcia Lorca (poète, peintre, pianiste et compositeur), déjà célèbre, est assassiné le lendemain dans cette même petite bourgade. Plusieurs confrères espagnols et français s’insurgent. Picasso ne bronche pas.
Dans les mois de guerre civile qui suivent, Malaga, ville dont est originaire Picasso et sa famille, tombe aux mains des franquistes. Des destructions massives accompagnées de nombreux morts. Picasso ne réagit toujours pas.
Le 14 septembre 1936, Picasso est nommé directeur du Prado. Pour les historiens, cette nomination est un appel au secours de la République espagnole à une personnalité internationale, la recherche d’un soutien symbolique. Les troupes de Franco marchent en direction de Madrid. Picasso ne se rend pas au Prado. Il ne manifestera aucune protestation.